Uccle, Octobre 2005.
Le chantier de reconversion de l'ancienne maternité Sainte-Elisabeth est à l'arrêt, le temps d'une exposition d'envergure mais de courte durée. Thérèse Chotteau saisit cette occasion pour expérimenter la mise en espace d'un travail de trois années consacrées à la construction d'attitudes génériques de la figure humaine.
Un mercredi, à l'occasion du vernissage, Thérèse Chotteau, sculpteur, Pascale Seys, philosophe et Roland Matthu, architecte, engagent une réflexion sur l'enjeu de ce travail.
T.C. Plâtre brut, échelle 1/5, corps nus. Deux attitudes condensées en une seule par le basculement de la composition entre vertical et horizontal: un corps debout, l'autre couché sur le flanc, en une expression de deux états fondamentaux de l'être, telles sont les bases de ce travail. La suite de cette recherche s'est imposée à l'évidence: la sculpture emprunte des attitudes au quotidien du corps. Celui-ci est recomposé et fixé dans un mouvement; il devient un signe qui renvoie à une réalité physique et psychique. Mais c'est surtout à l'exigence physique de la sculpture que je me confronte. La tension se porte sur les points qui quittent ou qui touchent le sol. C'est un test sur la relation du corps physique à sa gravité. C'est la sculpture qui se plie dans l'espace, se projette en avant, recule. Ces figures rappellent que le corps, debout, en marche, assis, à genoux, couché, est spatialisant et qu'il concentre les tensions dont le sculptural révèle les aspects.
P.S. En fait tu installes un espace, celui du corps et de ses figures, dans un espace autre. Ce lieu est effectivement un espace alternatif défini par une sorte d'errance, d'indétermination, un non-lieu en quelque sorte, à distance d'une galerie traditionnelle. Implique-t-il une scénographie particulière dans l'agencement des figures que tu expérimentes ?
T.C. Il se fait que ce lieu est un reflet de mon travail. Il est à la fois indéfini car momentanément sans destination et en même temps d'une matérialité très présente. Ces extrêmes m'ont permis d'explorer les continuités et ruptures entre éléments artificiels et naturels au sein d'un même dispositif spatial: entre la sculpture, les objets et les ombres.
R.M. Tu mets en jeu simultanément trois mesures d'espace dont les échelles se confrontent et interagissent: une attitude générique, sa relation à des éléments proches (une pièce de bois, un fragment de tabouret, un écran), et sa projection sur un élément lointain (un mur brut, un plafond décrépi). Dans ces rapports, la lumière crée le lien et joue un rôle important sur le plan de l'atmosphère. J'ai l'impression de me trouver dans ton atelier, de faire irruption dans un moment de ton travail, au cœur de l'expérimentation en train de se faire. On est très loin de l'univers aseptisé d'une galerie et d'un rapport purement visuel. En tant que visiteur, au-delà du regard que je peux poser sur telle ou telle attitude, j'expérimente leurs situations, leurs résonances spatiales, leur manière de s'approprier le lieu dans lequel je suis moi-même immergé.
T.C. Oui, l'échelle de la représentation est ici confrontée à l'irréductibilité du donné immédiat et le trajet fluide que la lumière inscrit sur les ensembles entraîne l'œil vers de multiples directions dans l'espace.
P.S. Ce qui me frappe d'emblée dans ce dispositif d'ombres et de lumières, c'est qu'il semble interroger de manière explicite tant le rapport perceptif que nous avons du réel que les enjeux du statut ontologique de la représentation artistique, c'est-à-dire l'essence ou le sens de l'œuvre. Comment le réel s'offre-t-il à la perception? Et quelle médiation particulière propose l'expérience esthétique? C'est une question évidemment fondamentale et le vocabulaire que tu utilises me semble fonctionner comme une métaphore du paradigme classique dans son ensemble. De ce point de vue, l'homme qui ne s'est pas adonné à la metanoia (à la conversion du regard qui lui permet de s'élever du caractère pluriel et morcelé du sensible à l'unité de l'intelligible) est comme enfermé dans un réseau de perceptions telles que le monde, les êtres et les choses lui sont à jamais étrangères: il n'en perçoit que les ombres. En effet, le point de vue essentialiste - c'est le cas de Platon mais aussi de ses héritiers issus d'une certaine avant-garde non-figurative - soutient que l'être véritable, en tant qu'il est immuable, éternel, indécomposable se pense à mille lieues de la matière, en dehors justement de ce qui est composé; et notre destin tragique est de ne percevoir de la réalité qu'un pâle reflet dégradé. Selon cette conception, l'œuvre d'art, rivée au rang d'imitation du divers sensible, est incapable d'appréhender pleinement le réel tel qu'il est : la représentation est mensongère et l'artiste impuissant à saisir la lumineuse splendeur du Vrai. Viser l'essence implique donc se libérer de la figuration et des ombres qui la doublent. Est-ce une perspective à laquelle ton œuvre consent et que tu problématises in situ ?
T.C. Pas vraiment. Le reflet sur la paroi n'est pas l'apparence superficielle et mensongère, mais l'archétype même de l'attitude au sens profond. Et l'ombre projetée de la sculpture est l'essence même de la forme. Ce que je propose, ce n'est pas la perception d'une ombre mais l'expérimentation d'une réalité composite, qui met en jeu tous les sens: un répertoire de signes à parcourir, des relations spatiales à mesurer physiquement, des matières et des lumières à appréhender. Les corps de plâtre donnent à voir une matérialité des masses dont les coupes précisent les épaisseurs et les repositionnements.
R.M. Chaque attitude nous convie, il me semble, à une double lecture. L'une nous révèle l'essence de l'attitude à travers sa figure générique que tu condenses dans la forme archétypale de l'ombre projetée. Mais cette émanence de l'être se double d'un autre mode de révélation, de nature phénoménologique; et dans ce sens, il est bien tangible et concret dans ses manifestations: un projecteur de chantier, une toile tendue, un fragment de chaise effleuré par un rayon de lumière, la texture du mur et la couleur des briques dévoilées par la surface éclairée sur laquelle se découpe l'ombre. Toutes ces perceptions se succèdent au fur et à mesure de mon déplacement et des situations chaque fois différentes qui instaurent de nouvelles relations entre moi et les choses. Je me sens pris dans un jeu de renvois entre l'éphémère du paraître et la permanence de l'être sous-jacent. Happé par les multiples signes d'une même réalité, je ne me sens pas dispersé mais convié en revanche à un processus de reconstruction, de réunification.
P.S. Tu veux dire que le travail de Thérèse pose que l'essence du réel est à la conjonction de plusieurs facteurs, qu'elle réside dans une sorte de triangulation spatiale, étant tout à la fois l'apparaître, ce qu'il rend visible et le regard du spectateur. Mais ces considérations concernent surtout l'espace, justement. En quoi inclut-il la dimension du temps? Une des pièces exposées porte d'ailleurs un titre suggestif: "Le cycle du temps"?
R.M. Le temps prend ici différents visages. La temporalité courte et momentanée de cette exposition, ramassée comme notre perception dans l'éphémère et le circonstanciel, contraste avec la longue histoire de l'édifice dont le passé est toujours présent. Mais l'image rassurante de permanence qu'il affiche à l'extérieur, et qui, à l'instar de ces archétypes d'attitudes, nous situe dans la longue durée, semble étrange en regard de son intérieur entre deux états, en attente...
P.S. Dans un équilibre instable en quelque sorte, où ces temporalités de l'espace viennent se mêler aux temporalités des éléments "vintage", récupérés, qui composent l'œuvre.
T.C. J'installe volontairement des écarts instables entre l'œuvre et les objets associés. J'insiste sur leur cohésion et leurs décalages: par la relation directe des sculptures à leur support, par la construction des attitudes, par les fixations mobiles entre les volumes de plâtre, par la disposition provisoire des groupes. L'origine du mot "chantier" est ici engagée: pièce de bois ou cale supportant la pièce à façonner, un ensemble de termes où je retrouve l'expression à la fois du temps et de la matière, en transition et en mouvement.
R.M. C'est précisément ce qui m'a interpellé dans ton installation, ce côté inachevé, transitoire, en devenir. Tu situes la figure humaine dans un monde de relations, dans un entre-deux à la fois spatial et temporel: entre les divers objets qui définissent son espace péricorporel, entre la source lumineuse et les ombres qu'elle projette, entre la situation conçue à l'atelier et celle qu'un autre lieu suscitera demain.
T.C. C'est l'intérêt, je crois, de présenter une œuvre en chantier, dans un processus nomade, où le réel est à la fois l'objet, son ombre, sa représentation, et la mise en situation. Le lieu de cette expérimentation est un espace creux, un négatif prêt à révéler un potentiel de construction. Au théâtre, c'est la parole arrêtée qui qualifie le vide et le charge d'énergie, en sculpture l'espace entre-deux est l'élément qui travaille.