... à leur rencontre
Arrivée Gare du Nord, prendre le RER, ligne Robinson; descendre à Luxembourg, monter la rue Gay-Lussac; prendre la rue Saint Jacques et la rue Pierre et Marie Curie; au n°11,franchir la grille et là, retrouver la portail arrondi surmonté d'une pierre de France frappée au nom du lieu : Institut Henri Poincaré. Ce trajet qui a guidé mes pas de Bruxelles à Paris, je l'ai découvert par une journée d'hiver en 1991, le 17 janvier très exactement. Depuis, je l'ai toujours emprunté dans le même d'anticipation difficile à définir.
A l'origine de ce trajet : une étiquette Collection de l'Institut Henri Poincaré collée sur un très bel objet mathématique que j'avais observé lors de l'exposition André Breton au Centre Georges Pompidou. Il existait donc une collection entièrement consacrée à ces étranges objets ! De retour à Bruxelles, dans mon quartier de Saint Job, une idée me hante : trouver ce lieu et cette collection. Depuis plus d'un an, de nouveaux êtres s'étaient installés dans mon imaginaire de sculpteur, aux côtés des figures humaines. Surfaces planes et courbes, volumes cubiques ou autres polyèdres réaménageaient l'espace de mes représentations. Je poussai la porte de l'Institut. Il me fallut monter au troisième étage. Là haut, à travers les grilles métalliques de l'ascenseur, je les vis : des centaines de formes étranges couvraient les murs du couloir. Malgré l'image que que je m'étais construite, je n'étais nullement préparée à ce spectacle bien au-delà de mes espérances.
Vitrines, bibliothèque de l'Institut Henri Poincaré, 1992. Photos Thérèse Chotteau
Tapis dans la pénombre de hautes vitrines de chêne, à l'abri, rangés ou pêle-mêle, envahissant même les dessus d'armoires improvisées, ces objets constituaient pour ce premier regard un amoncellement fabuleux. Un univers formel complexe constitué de plâtre, mais aussi de bois, de cuivre, de laiton, de carton et de fils qui me renvoyait à l'univers des mathématiques mais aussi à la sculpture. Leur construction, leur teinte et leur texture attestaient une saisissante qualité sculpturale.
Mes études de sculpture à l'Académie des Beaux Arts de Bruxelles m'ont amenée entre autres à pratiquer la sculpture sous tous ses aspects et particulièrement les techniques de moulage. En regardant ces volumes dans ces corridors de l'IHP, je pensais à leur production : comment étaient-ils conçus? A quoi pouvait bien ressembler leurs moules ? Comment a-t-on combiné plusieurs techniques et plusieurs matériaux ? Ces questions me renvoyaient à celles que je me pose lorsque je construis une forme dans l'espace, que ce soit un personnage, un arbre, ou une figure géométrique.
L'image perçue ce 17 janvier sur ces quelques mètres de couloir, je la conserve comme un bien précieux. Mais je ne pouvais pas en rester à cette impression première. La collection faisait partie de la bibliothèque. Une rencontre avec la directrice, Hélène Nocton, nous permit d'échanger notre enthousiasme pour ces objets si précieusement conservés par ses soins. J'eus la possibilité de revenir les photographier, fixant ainsi la première image que j'en avais eue, avant la rénovation de la bibliothèque. Je me suis ainsi constitué un musée où j'aime revenir pour une visite ou un moment de recherche.
La signification mathématique de ces objets était pour moi indéchiffrable; leur beauté formelle et leur fabrication précise m'attiraient. L'aspect de ces surfaces ne s'était pas arrêté à ce que l'artisan en avait voulu. Depuis ils avaient vécu : des années de manipulations devant les auditoires d'apprentis géomètres les avaient patinés, usés, ébrèchés. Toute une petite vie de choses logées dans ces antiques vitrines s'offrait au regard et à la pensée de quiconque passait.
Objets géométriques, collection de l'IHP, 1992. Photo Thérèse Chotteau
Les inscriptions m'intriguaient: lignes et textes incisaient les surfaces et niaient qu'elles soient d'emblée données à notre reconnaissance esthétique. Une rencontre avec Jean Brette, Chef du Département Mathématique au Palais de la Découverte, me permit de comprendre la portée précise de ces objets et le lent travail de reconstitution de leur équation mathématique restée pour certains d'entre eux introuvable. Ces formes n'étaient que la matérialisation d'un univers mathématique intangible recouvert du tumulte et du bruit des chiffres. Matérialisation contingente et arbitraire; de chaque être mathématique, plusieurs types de représentations pouvaient être tentés et étaient effectivement proposés. Comme en art, on était dans le domaine de la subjectivité et du style. Peu à peu j'ai ainsi perçu ce que pouvait être la pensée mathématique et sa force d'abstraction : elle n'utilise pas vraiment ces modèles concrets, si ce n'est à des fins didactiques.
Lors d'une visite dans les réserves situées au sous-sol, j'ai pu retrouver les objets et un simple support d'objet photographiés par Man Ray au milieu des années trente.
J'eus l'occasion de pénétrer plus avant, et de manière active, ce monde des mathématiques, qui m'accueillait si naturellement, lorsque Hélène Nocton et le directeur de l'IHP, Joseph Œsterlé, me proposèrent d'exposer mes travaux durant l'été 1996 dans la bibliothèque récemment rénovée. Il était question de mettre en relation deux façons d'aborder la forme mathématique : celle, experte et précise, des pédagogues et des chercheurs, et celle, plastique et expressive, de l'artiste. L'exposition était organisé autour de la confrontation de ce qui m'apparaissait comme des ordres formels complémentaires, celui de la figure humaine et celui de la figure géométrique. Cette exposition intitulée Formes et Figures fut pour moi un magnifique moment d'intimité avec un monde nouveau et une aventure sculpturale que je tenais à vivre. Ce qui m'échappe dans les équations qui régissent les objets de l'IHP correspond peut-être la part intuitive de ce qui engendre mes sculptures et que je ne tiens pas à contrôler.
Vitrines, bibliothèque de l'Institut Henri Poincaré, 1992. Photos Thérèse Chotteau