Regards sur les sculptures

Qu'y a-t-il dans ces formes qui puisse fasciner l'artiste modeleur ?

Collectionnés par les architectes, les enseignants, les plasticiens, photographiés par les surréalistes, les modèles géométriques font partie de notre patrimoine visuel. Ils affirment pour nous la présence de la pensée mathématique et appartiennent fondamentalement à notre monde des formes, tout comme la sculpture africaine fait aujourd'hui partie intégrante de l'histoire de l'art et des sociétés.

Notant la place que progressivement les objets mathématiques ont prise dans mon regard et l'énergie qu'ils ont accaparée, j'ai tenté de retrouver à quel rêve ils appartiennent. Seraient-ce les échanges passionnés autour de l'art et de son histoire avec mon entourage direct et l'émulation qui existait dans les années septante ? Ou alors à vingt ans ces grands voyages en Amérique latine, avec la volonté de côtoyer physiquement les formes gigantesques des pyramides de la lune et du soleil à Teotihuacàn ? Peut-être les leçons provocantes de l'art minimal américain des années soixante et les formes sobres construites notamment par Robert Morris, si souvent rencontrées dans les musées et les ouvrages, alors que l'Académie des Beaux-Arts nous imposait l'étude des modèles de la Grèce antique ?

Difficile de chercher l'origine d'une aventure. La plupart du temps je reviens au souvenir de A Concise History of Modern Sculpture de Herbert Read, ce très beau parcours de la sculpture de Daumier à César et à Chamberlain. Et à cette photographie de Man Ray où celle-ci, comme la surface de Kummer, acquiert le statut de sculpture. Image provocante dont la légende Mathematical object. Kummer's plane surface with sixteen points, of which eigth are true, vous transporte d'emblée vers un monde encore ignoré, point de mire de la sculpture abstraite. Étrange expression de l'espace contenue dans cette image aux origines mystérieuses : gris feutrés de la reproduction, lumière et angle de vue marquant le savoir-faire d'un plasticien. Une image au cœur de tant d'autres qui habite ma pensée.

modèle mathématique de l'Institut Poincaré à Paris, photo Man Ray
Mathematical object. Kummer's plane surface with sixteen points,
of which eigth are true
. Photograph by MAN RAY

En 1991, j'ai participé activement à une exposition au Japon. Dans l'avion, en revenant, j'ai réalisé trois esquisses : trois sculptures à construire de retour en occident, qui s'imposaient comme une urgence, une évidence. Des vis-à-vis de figure humaine et de forme géométrique (que des mathématiciennes ont choisi de commenter plus loin). Et un hasard, orienté comme le sont souvent les hasards : ma visite de l'exposition André Breton. Puis, la découverte d'une vie de formes enfouies dans les réserves de l'IHP, où je trouvais le modèle même de la photographie faite par Man Ray dans les années trente. Toutes ces formes en attente de lumière et de regards, dans ce sous-sol, s'offraient à mes yeux habitués aux fonds d'ateliers et aux réserves de musées où j'avais tant travaillé.

La perspective que ces objets ouvrent sur un autre monde et la promesse d'exploration d'un inconnu sont les mêmes que celles qu'offrent une danse africaine, une tapisserie de la Renaissance ou un pan de mur dans la forêt tropicale. Intégrées à ma pratique, ces images sont comme des jalons que ma sculpture doit successivement atteindre. Un amour très vif que je ressens devant les objets qui relatent un morceau de vie, une société. La force d'émotion que je perçois par un imaginaire parfois encombrant mais qui ici me transporte.

En quoi ces visions successives sont-elles un moteur pour moi ? En quoi est-ce que je sens si fort l'énergie qui y existe ? Qu'y a-t-il au cœur de ces formes qui puisse intéresser un artiste modeleur ? La fascination de la chose totalement autre : la figure géométrique ne porte aucune trace de la main, ni d'aucun geste. Elle a tous les aspects d'une totale retenue face au lyrisme d'une fabrication trop apparente. Un univers de formes qui évite de faire parler la matière et qui parvient à être sensible sans être matériel.

Est-ce là une des portes du monde mathématique ? J'y trouve un langage qui me parle et où je sens un univers de perfection mécanique et chiffré, dans lequel se déploie un espace autonome, vibrant de ses propres lois. L'autonomie que j'y ressens est celle que je voudrais voir apparaître dans ma création. Le plaisir d'être face à un univers surprenant, bien composé et fort de sa propre ordonnance. Nos pensées s'en trouvent pour un moment apaisées. L'évidence des signes mis en place et leur certitude apparente constituent la raison de mon intérêt. Ce fonctionnement sans faille s'impose, pour mon élaboration des formes, comme un modèle.

Dans mon travail intitulé La Quadrature de l'Arbre je perçois une loi interne qui règle l'ensemble. Les éléments se lient au site et entre eux comme une équation en devenir. Il y a une proportion magique dans cet ensemble, dans la retenue des gestes de façonnage, la juste hauteur de l'arbre, la rythmique de l'espacement. Pour ce qui est de la figure humaine, le choix plastique précis entre représentation singulière du modèle et figure universelle participe de cet équilibre.

Pour revenir aux surréalistes, que cherchaient-ils en fouillant ces représentations géométriques ? Forcer le monde visuel et littéraire vers d'autres issues, garder la pensée en haleine, faire basculer la tradition culturelle vers d'autres pôles, créer de nouveaux repères. À voir l'appétit de collection d'André Breton, la violence des contrastes formels et culturels tant recherchés, face à une telle pulsion de faire exploser le réel, de provoquer la logique et les conventions, je ne peux que poursuivre la voie ouverte.